Les améliorations continuelles des capacités de l’IA générative1, et plus particulièrement des agents conversationnels (ChatGPT, Gemini, etc.), interrogent la notion de savoirs et d’apprentissage. Alors qu’il suffit parfois de quelques minutes pour résoudre des problèmes complexes2 qui demandaient précédemment plusieurs heures de travail, la tentation est grande de déléguer toujours plus de tâches à une machine.
L’école et l’université font probablement partie des endroits où l’attrait de l’IA générative est le plus fort. Passer un minimum de temps à faire ses devoirs ou à étudier ses cours afin d’en consacrer un maximum à des préoccupations plus tentantes relève certainement d’un comportement universel.
Certains n’hésitent d’ailleurs plus à claironner que l’apprentissage est désormais révolu puisque nous serions tous bientôt connectés en permanence à une IA3. Au-delà du simple rêve transhumaniste, les politiques publiques actuelles y voient surtout un moyen de faire des économies4 sous prétexte d’innovation et de solution soi-disant capable de s’adapter à chaque élève5.
Au contraire, d’autres s’inquiètent d’une forme de crétinisation générale et d’une augmentation des discriminations socio-économiques dans l’accès à l’enseignement, reléguant les classes populaires à des écoles réduites à de simples salles informatiques. Les plus pessimistes s’alarment du risque de plonger les humains dans une dépendance totale aux machines digne de Matrix.
Les élèves en rangs serrés
Il semble clair qu’essayer de proscrire l’IA générative relève, au mieux, d’un vœux pieux. Elle est là et, à moins d’une mise en place d’un régime policier à l’image de Fahrenheit 451 (les ordinateurs remplaçant les livres), son éradication apparaît impossible6. Les élèves ne s’y trompent d’ailleurs pas.
Dans l’enseignement obligatoire, là où exercices et travaux sont les plus faciles à réaliser pour une IA générative7, il est probable que son usage est important dès la pré-adolescence lorsque les élèves ont un accès à un ordinateur. Dans un article du quotidien De Morgen de 2024, un élève de 14 ans reconnaissait que les deux tiers de sa classe utilisaient l’IA générative pour leurs devoirs [1].
Du côté de l’enseignement supérieur, l’IA générative est désormais omniprésente [2]. Les élèves l’utilisent pour faire des résumés de cours, créer des questions pour se préparer aux examens, retravailler leurs travaux et, parfois aussi, remettre tels quels des résultats produits par une machine.
Bien entendu, toutes les utilisations d’une IA générative ne posent pas problème. Après tout, de tout temps, les élèves ont utilisé des aides. Avant-hier le dictionnaire et la collection Profile, hier Wikipédia, et aujourd’hui l’IA générative.
Les enseignants et les enseignantes en ordre dispersé
En définitive, plus que l’IA générative en tant que telle, ce sont plutôt les pratiques autour de son usage qui questionnent. Les enseignantes et les enseignants en sont évidemment conscients. Il faut désormais prendre cette technologie en compte dans le cadre scolaire et universitaire, même si la manière de le faire reste encore fort obscure.
Beaucoup d’enseignants et d’enseignantes se sentent surtout perdus et dépassés [3]. Leur découverte de l’IA générative est simultanée à celle des élèves, ce qui leur laisse peu de temps pour une réelle démarche réflexive quant à son utilisation. Surtout, la plupart n’en comprennent pas plus le fonctionnement que leurs élèves.
On assiste bien ici ou là à des initiatives individuelles. Très souvent, une enseignante, un enseignant, ou un petit groupe d’enseignants mettent en place une sorte d’éveil numérique qui vise principalement à sensibiliser les étudiants sur les faiblesses et les limites de l’IA générative.
Plus rarement, un établissement offre un cadre plus structuré incluant formation des enseignants et enseignantes et mise à disposition de contenus pédagogiques à destination de leurs élèves. Mais ces rares initiatives relèvent plus souvent du bricolage que d’une réelle stratégie pédagogique.
La conséquence est trop souvent une utilisation débridée de l’IA générative par les élèves, l’encadrement pédagogique peinant à organiser son usage de manière pertinente.
Une évaluation à repenser
Quel que soit le contexte, les méthodes d’évaluation doivent être reconsidérées. Jusqu’ici, elles reposaient sur un mélange entre travaux à remettre (rédactions, rapports, etc.) et examens en présentiel (écrits ou oraux). Dès lors qu’une IA générative permet de réaliser des travaux sans le moindre effort, ceux-ci ne représentent plus réellement une évaluation des connaissances et compétences des élèves.
Certes, depuis toujours, les élèves trouvent des astuces pour se faciliter la vie. Parfois, les membres de la famille (parents, fratrie, etc.) étaient ponctuellement mobilisés par les élèves (notamment pour corriger les travaux). Les plus nantis faisaient appel à des aides extérieures, le plus souvent des professeures ou professeurs particuliers, parfois en payant simplement quelqu’un pour faire leurs travaux. Mais les situations où les élèves ne fournissaient pas un minimum d’efforts restaient marginales.
L’IA générative change la donne. Désormais, un simple smartphone suffit pour interroger une IA générative et lui demander de produire entièrement un travail. Au fur et à mesure que les élèves comprendront comment utiliser l’IA générative, à défaut d’en comprendre le fonctionnement, la part du travail personnel en dehors des cours va vraisemblablement diminuer.
Je ne dis évidemment pas que les travaux en non présentiel sont inutiles. Même avec l’usage (réfléchi) d’une IA générative, ils restent formateurs. Par contre, ils ne constituent plus une mesure fiable du niveau des élèves. Ils doivent désormais être prolongés par des mécanismes d’appréciation en présentiel (par exemple via une présentation orale et des questions).
Tout cela nécessite un réaménagement du travail des enseignants et enseignantes. Il leur faudra dégager plus de temps pour l’évaluation en présentiel des élèves, sans rogner pour autant sur la matière à aborder. Un défi qu’il sera impossible de relever sans une diminution de la taille des classes et auditoires.
L’IA générative est-elle vraiment un bon enseignant ?
Au-delà de la problématique de l’évaluation, l’IA générative représente-t-elle vraiment une source fiable pour les élèves afin de réaliser leurs travaux ou de mieux préparer leurs cours ?
Quiconque a déjà utilisé l’IA générative pour répondre à une question, produire un résumé, traduire un texte, pondre un bout de code informatique ou corriger un document sait que les résultats nous laissent souvent pantois. Pour l’utiliser régulièrement, j’en mesure toute la puissance.
Mais, tôt ou tard, au détour d’une question, on tombe sur une énormité. Ces erreurs, que l’on nomme pudiquement «hallucinations», nous rappellent alors que l’IA générative n’est finalement pas si intelligente que ça. Ses réponses contiennent parfois des âneries que peu de cancres oseraient sortir.
En novembre 2023, Microsoft se ridiculise lors de la présentation de la nouvelle version de son moteur de recherche Bing basé sur ChatGPT8. En réponse à une question touchant l’Australie, Bing répondit avec l’aplomb d’un expert qu’il s’agissait d’une histoire inventée par les Britanniques pour dissimuler des activités illégales !
Les erreurs produites ne sont pas toujours aussi évidentes. En mai 2023 aux États-Unis, un avis produit par un avocat à l’aide de ChatGPT, et soumis dans le cadre d’un procès, contenait plusieurs jurisprudences n’ayant jamais existé [4]. De même, on sait que les IA génératives tendent à inventer des références scientifiques9.
L’IA générative reproduit aussi les biais présents dans les corpus d’apprentissage utilisés pour construire les modèles sur lesquels elle se base. Sachant que les principaux modèles nécessitent des corpus gigantesques impossibles à constituer sans utiliser massivement les contenus en ligne, l’IA générative tend à propager les travers d’internet [5]. Points de vue sexistes et racistes infusent ainsi fréquemment les contenus générés.
Concernant les questions scientifiques, l’IA générative laisse également à désirer. Une étude effectuée sur ChatGPT rapporte que les résultats présentent des raisonnements erronés malgré l’exactitude des faits rapportés [6]. De plus, ils se limitent souvent à une explication unique (la théorie dominante) au lieu d’aborder la coexistence de plusieurs théories que la science n’a pas encore pu départager [6].
Prétendre que l’IA générative est neutre n’a donc aucun sens. Elle aura toujours tendance à reproduire les points de vue, scientifiques comme politiques, qui se retrouvent majoritairement dans les corpus d’apprentissage. Sachant que les principaux modèles, tous commerciaux, sont construits dans l’opacité, on peut légitimement s’interroger quant aux valeurs transmises aux élèves qui les utilisent.
Ces différents éléments suggèrent que la plus grande prudence devrait être de mise quand on utilise l’IA générative pour interroger des savoirs. En particulier, pour des matières scientifiques pointues, on ne peut pas se limiter à sa seule utilisation.
L’IA générative est-elle vraiment la bonne méthode ?
En supposant que l’on puisse améliorer l’IA générative pour limiter les écueils que je viens d’évoquer, et en excluant son usage qui distord l’évaluation des élèves, constitue-t-elle pour autant une bonne approche d’apprentissage ? La réponse est probablement négative.
Différentes études suggèrent en effet que lorsque les élèves mobilisent une IA générative pour réaliser leurs travaux, il n’en reste souvent pas grand-chose a posteriori [7]. La plupart du temps, les élèves retiennent la manière d’interroger l’IA générative plutôt que des éléments de réponse, entraînant ainsi une «illusion de compétence».
Un test effectué auprès d’élèves en informatique va dans ce sens [8]. Certains pouvaient utiliser ChatGPT pour un cours d’introduction à la programmation, alors que d’autres pas. Si le groupe ayant accès à l’IA générative termine l’exercice en premier, il se montre ensuite incapable de le refaire, même de manière partielle.
Une seconde expérience similaire impliquant des élèves devant rédiger un essai aboutit à la même conclusion [9]. Au bout de quatre mois, le groupe utilisant ChatGPT acquiert moins de compétences et de connaissances que les autres. Pire, des électroencéphalogrammes semblent montrer que l’utilisation intense de ChatGPT entraîne une atrophie cérébrale !
Les savoirs se construisent progressivement, des compétences et connaissances antérieures «plus simples» permettant par la suite d’en constituer de nouvelles «plus complexes». Si des élèves délèguent une partie importante de leurs travaux à une IA générative, le risque existe donc de passer partiellement à côté de certains savoirs «de base», et d’hypothéquer ainsi l’acquisition ultérieure de savoirs nouveaux. Le contraire même de l’émancipation de toutes et tous !
Quant à l’idée qu’une IA serait mieux capable de tenir compte des spécificités individuelles que des humains, elle relève plus d’un tropisme technodéterministe que de faits constatés. En réalité, en surchargeant les classes, les enseignants et enseignantes, dans l’enseignement obligatoire comme supérieur, disposent de moins de temps pour suivre les élèves individuellement. Les expériences montrent bien que le niveau des élèves augmente lorsque la taille des cohortes baisse.
Repenser l’enseignement
Mon tout premier billet était consacré à l’illusion que représentaient les cours en ligne comme alternative crédible à un enseignement présentiel plus traditionnel. Aujourd’hui, à travers l’IA générative, la technologie est à nouveau convoquée pour tenter de pallier les lacunes de nos systèmes d’enseignement largement inégalitaires.
Je ne plaide pas pour une interdiction de l’IA générative. D’abord, comme je l’ai indiqué, un tel bannissement est sans doute impossible à atteindre. Ensuite, certains usages sont clairement utiles. Qui s’opposerait à ce qu’un élève utilise une IA générative pour mieux préparer un examen ? Des chercheurs affirment même que certaines pratiques limiteraient les inégalités actuelles [10].
Ce sont donc les usages qu’il convient d’interroger. Depuis des décennies, je milite pour la création de cours d’éducation numérique afin de mieux préparer les futurs citoyens et citoyennes aux usages du numérique, désormais omniprésent dans leur vie. Avec l’IA générative, ce besoin m’apparaît encore plus critique.
Laisser aujourd’hui les élèves seuls et seules face à l’IA générative constitue un réel danger. D’abord, on les laisse acquérir de mauvaises habitudes d’utilisation qui deviendront difficiles à corriger par après. Ensuite, on risque de diminuer leurs capacités à développer plus tard de nouvelles connaissances et compétences.
Il est urgent que nous en comprenions tous les principes de fonctionnement et les limites. Nous devons également nous doter de méthodologies d’utilisation intelligentes. Un impératif autant pour les élèves que pour les enseignants et enseignantes.
La difficulté à se constituer des savoirs émancipateurs s’ancre dans nos sociétés depuis la généralisation d’internet. Aujourd’hui encore, nombre d’internautes se laissent trop facilement influencer par les contenus en ligne, bien que sachant que n’importe quoi peut y être publié. L’IA générative ajoute une couche de complexité supplémentaire et cache, un peu plus encore, l’origine des réponses présentées.
Notre enseignement se trouve confronté à un nouveau bouleversement numérique (après internet et les smartphones). Pour préparer l’avenir, il faut repenser nos approches pédagogiques : les contenus, les outils et les évaluations. Plus d’enseignants et d’enseignantes, et mieux formés, devrait constituer une priorité. Relever un tel défi implique une réelle revalorisation de notre enseignement, notamment financière. Mais ceci est une autre histoire…
Références
[1] Michiel Martin, «Op basis van ChatGPT naar de Gamma: hoe AI in een razendsnel tempo een plek in ons dagelijks leven heeft veroverd», De Morgen, 2024.
[2] Helen Pearson, «Universities Are Embracing AI: Will Students Get Smarter or Stop Thinking?» Nature, 646(8086), pp. 788-791, 2025.
[3] Violaine Morin & Nicolas Six, «ChatGPT à l’école : entre tabou et encouragement, le dialogue compliqué entre professeurs et élèves», Le Monde, 2025.
[4] Benjamin Weiser, «Here’s What Happens When Your Lawyer Uses ChatGPT», The New York Times, 2023.
[5] Douglas Guilbeault, Solène Delecourt & Bhargav Srinivasa Desikan, «Age and Gender Distortion in Online Media and Large Language Models», Nature, 646(8087), pp. 1129‑37, 2025.
[6] Dutta, Subhabrata & Tanmoy Chakraborty, «Thus Spake ChatGPT», Communications of the ACM, 66(12), pp. 16‑19, 2023.
[7] Lorena A. Barba, «Experience Embracing GenAI in an Engineering Computations Course: What Went Wrong and What’s Next». Computer, 58(08), pp.136‑41, 2025.
[8] Esther Shein, «The Impact of AI on Computer Science Education», Communications of the ACM , 67(9), pp. 13‑15, 2024.
[9] Nataliya Kosmyna, Eugene Hauptmann, Ye Tong Yuan, Jessica Situ, Xian-Hao Liao, Ashly Vivian Beresnitzky, Iris Braunstein, & Pattie Maes, «Your Brain on ChatGPT: Accumulation of Cognitive Debt when Using an AI Assistant for Essay Writing Task», arXiv:2506.08872, 2025.
[10] Mathilde Cerioli, Teddy Nalubega & Nagla Rizk, «L’IA pourrait représenter un puissant levier pour réduire les inégalités entre différents milieux socioculturels», Le Monde, 2025.
Notes
- L’IA générative est une branche particulière de l’IA dont l’objectif principal est de générer des contenus sur base d’une requête donnée. Elle repose sur une approche statistique et exploite des modèles mathématiques construits sur base de corpus d’apprentissage, parfois gigantesques, composés d’exemples de contenus (articles, livres, blogs, images, etc.). ↩︎
- Aujourd’hui, grâce à l’IA générative, on peut facilement créer une rédaction sur un sujet donné, produire un résumé d’un livre ou d’un cours, ou encore résoudre des problèmes scientifiques. ↩︎
- Si pour la majorité il s’agit d’un accès ininterrompu à son smartphone, d’autres envisagent un implant directement dans le cerveau afin de relier en permanence nos pensées à une machine. ↩︎
- Comparons simplement le coût d’un enseignant ou d’une enseignante au prix d’un abonnement annuel d’une IA générative, une centaine d’euros aujourd’hui. ↩︎
- Par «élèves», je ne désigne pas seulement les élèves de l’enseignement obligatoire, mais également les étudiantes et étudiants de l’enseignement supérieur. ↩︎
- Le code informatique pour construire et faire tourner des modèles d’IA générative est librement disponible en ligne. Par contre, si chacun peut le télécharger et construire son «propre» modèle, le développement et l’utilisation de gros modèles supposent une énorme infrastructure informatique dont seuls quelques acteurs disposent. Dès lors, on peut réguler l’usage de ces gros modèles (pour autant qu’une réelle volonté politique existe). ↩︎
- Plus il a d’exemples d’un type particulier dans son corpus d’apprentissage, plus un modèle d’IA générative sera capable de les reproduire fidèlement. Comme internet regorge d’exemples de travaux et exercices d’école et d’université, les principaux modèles d’IA générative sont assez facilement capables de résoudre ce type de problèmes. ↩︎
- Concrètement, Microsoft Bing effectue d’abord une recherche pour identifier un certain nombre de pages Web intéressantes puis utilise ChatGPT pour formuler une réponse en langage naturel sur base des informations présentes dans ces pages sélectionnées. ↩︎
- Il ne s’agit pas d’une quelconque «volonté» de l’IA générative, mais plutôt du résultat de son mode de fonctionnement, qui vise à reproduire des contenus similaires à ceux des corpus d’apprentissage mobilisés pour la construction des modèles. ↩︎